Citizen Kane, Orson Welles (1941)

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Citizen Kane

Note : 5 sur 5.

Année : 1941

Réalisation : Orson Welles

Avec : Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore

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Revu il y a quelques semaines, et j’avoue y avoir compris des parties de l’histoire qui m’avaient laissé un peu indifférent lors des premiers visionnages. Ce qui frappe d’abord dans le film lors de ces premières visions, c’est la mise en scène, les procédés, les inventions visuelles, la maîtrise formelle, l’ambiance…, le génie le plus évident, celui qui saute à la figure. Mais en essayant de mettre tout ça de côté, j’y ai trouvé un autre intérêt en me focalisant sur le personnage de Kane.

Kane est passionnant grâce à ses contradictions. Il est animé par une faille ancienne, on le sait : tout ce qui est en rapport avec ce souvenir perdu du temps où il était libre, le temps où il pouvait jouer dans le jardin de ses parents dans la neige et où finalement personne n’attendait quoi que ce soit de lui. L’homme qui avait eu le besoin de tout posséder durant sa vie était animé par une quête impossible, celle de recouvrer ce dont il ne pourrait plus jamais avoir. C’est à la fois une perte que tout le monde peut comprendre parce qu’il n’y a rien dans le passé dont on puisse se saisir à nouveau — nécessaire à ce qu’on s’identifie à lui et le prenne en pitié (oui, oui) ; et c’est aussi la quête impossible de l’homme qui est arrivé au bout du bout de l’ambition et de la réussite (il y a quelque chose de vain et de terrible là-dedans). L’âpreté du rêve qui s’évanouit, la compréhension que tout n’est qu’illusions… Au cœur du récit, cette quête impossible se traduit par des contradictions assez fascinantes : l’homme toujours tiraillé entre ce qu’il doit être pour arriver à ses fins et l’homme qu’il aurait sans doute voulu être. Car si Kane est une crapule, il aurait voulu ne pas l’être. Les monstres ne naissent ni dans les boutons de rose ni dans les choux, on le devient, notamment à cause de blessures anciennes jamais refermées.

Citizen Kane, Orson Welles (1941) | RKO Radio Pictures, Mercury Productions

Au début de l’Inquirer, quand il fait sa déclaration de foi, son but est de faire sortir la vérité, de lutter pour la justice. On sent qu’il est prêt à n’importe quoi pour donner l’impression de combattre l’injustice. En se laissant aller à la facilité des titres accrocheurs, en propageant des ragots, il fera tout le contraire sans s’en rendre compte, et malgré les mises en garde de son meilleur ami. Si Kane était un salaud fini, personne n’accepterait de le suivre, ou de le comprendre. Et c’est bien le danger des pires salauds : ils sont dangereux non pas à cause de leurs intentions (elles sont au départ souvent vertueuses), mais parce qu’ils sont malgré les apparences, les certitudes, l’autorité, le pouvoir, assez peu maîtres ou conscients de l’inflexion néfaste qu’ils sont en train de donner aux choses. À l’image des hommes et de leurs civilisations qui quand ils sont unis, le sont le plus souvent pour le pire, se laissant griser par l’illusion d’une toute-puissance de masse à laquelle rien n’est impossible, rien ne résiste. L’impunité du gros comme de la masse.

On sait que Welles est un grand admirateur de Shakespeare. Il adaptera beaucoup de ses pièces. Jamais Hamlet. Pourtant chez Hamlet, il y a la même force de contradiction que chez Kane. Si Hamlet navigue tour à tour entre la folie et une grande clairvoyance, si on ne sait au fond quand il joue le fou et quand il semble l’être réellement, c’est que le dramaturge voulait décrire un homme, ou plutôt « l’homme », avec ses contradictions, jusqu’à l’extrême. Et quand Orson Welles crée des contradictions chez Kane, il fait la même chose : le thème de l’ambition, du pouvoir et de l’honnêteté, remplaçant celui de la folie et de la vengeance. Hamlet est une tragédie de l’action face au poids du passé, de sa réalité ; Kane l’est tout autant mais avec cette “harmatia”, cette erreur initiale, projetée à des origines bien plus lointaines, ne faisant plus de la quête (ou de l’errance) de Kane une enquête sur la certitude d’un crime ou d’une félonie, une introspection sur la manière d’y répondre (on s’en chargera pour Kane à travers les scènes d’intro), mais un simple souvenir, un gros méchant remord perdu dans les flammes ou une boule à neige. Kane et Hamlet sont deux princes à leur manière, des héritiers laissés impuissants face à la marche incontrôlée du monde. Il était évident autrefois que les princes puissent devenir les équivalents antiques des héros ; un peu moins pour un magnat de la presse. Kane n’est pas mis à distance de nous en étant cet ogre, en apparence, si inhumain, on s’identifie à lui au contraire beaucoup mieux parce qu’il est écrit comme un personnage antique placé face à une destinée capricieuse. Kane, ce n’est ni l’autre, ni l’étranger, ni le méchant, ni l’ambition punie, c’est bien nous. L’homme avec ses doutes, ses remords, ses illusions perdues, sa responsabilité et sa culpabilité. À l’image cette fois d’Œdipe qui nous questionne sur notre filiation (est-il mon père, ma mère, mon fils ?) et donc jette un trouble sur toutes nos actions, il en devient insupportable pour Kane de voir le chemin parcouru en comprenant qu’il n’a toujours cessé de s’éloigner de son point de départ. Œdipe, c’est la tragédie d’un retour aux sources. Kane la tragédie d’un retour impossible. Œdipe se demande ce qui peut causer autant de trouble dans la cité alors que c’est sous ses yeux ; Kane ne cesse d’être en recherche de ce qu’il a perdu, dévorant tout au passage pour être plus certain d’y arriver, ne pouvant se résoudre à ce que ce qu’il recherche n’existe plus, nulle part, sinon dans ses souvenirs.

Ainsi, en rachetant l’Inquirer, Kane dit bien qu’il veut faire éclater la vérité, il pourrait presque même se retrouver en Mr Smith, héros moderne de la démocratie. Les intentions sont louables. Mais quand on lui suggère qu’une affaire actuellement jugée en procès n’est pas aussi simple à juger qu’il n’y paraît, il ne veut rien savoir, grisé par sa volonté de « faire sortir la vérité ». Et il condamne l’homme sans attendre le verdict.

Autre exemple, quand son adversaire politique à une élection lui propose de se retirer de la campagne sans quoi il dévoilera sa liaison extraconjugale, Kane refuse de céder au chantage, peut-être parce qu’il se fait une haute opinion du peuple capable de comprendre la situation, peut-être parce qu’il pense encore pouvoir manipuler l’opinion à travers son journal, peu importe, ce refus est tout à son honneur. Mais quand il perd au soir de l’élection, on voit deux “unes” dans son journal. Le directeur de publication hésite « Kane battu haut la main » ou « Fraude ! » et dit préférer la première, mais ce sera finalement la seconde qui sera imposée par Kane, montrant là le côté le plus obscur de son personnage. Il fait payer par une injustice, ce qu’il vit comme une injustice. Sa résistance au chantage et son honnêteté ne l’auront pas aidé à gagner. Alors on ne l’y reprendra plus.

Personnage fascinant. Même les crapules ont des raisons de l’être, ce n’est pas un choix, mais une réaction à une faille originelle. Une faille qui pousse certains hommes à lutter sans cesse entre la part de devoir qui fait qu’on doit se montrer à la hauteur quand on vous met entre les mains un pouvoir qu’on n’a pas cherché à conquérir (et que Kane pourtant fera fructifier jusqu’à l’absurde) et la part de passion, de nostalgie, de rêve, de reste de moralité. Une lutte qui rend la quête du pouvoir de Kane vaine, absurde et par conséquent humaine et universelle.


Micro de la bande-annonce de Citizen Kane (1941)