Assoiffé (1957) Guru Dutt

La beauté épique de la misère

Assoiffé

Note : 5 sur 5.

Titre original : Pyaasa

Année : 1957

Réalisation : Guru Dutt

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Film exceptionnel… De ceux qui, une fois finis, nous laissent incrédules.

Le film commence comme une simple histoire de poète sans le sou, vagabond, rejeté de tous (un personnage qu’on retrouve chez Satyajit Ray mais avec moins de lyrisme). Une histoire personnelle donc, à laquelle viennent se greffer des numéros de chant plein de mélancolie, souvent oniriques. Parce que poussé à errer dans les rues, il se met à rêver à la fille qu’il aime et se souvient. Seule une prostituée s’attache à lui et à ses poèmes, mais lui ne la voit pas.

À ce moment, le film semble sorti de nulle part, mêlant mille références tout en gardant un ton propre. On pense aux jeux de lumière et de caméra de Murnau, à l’onirisme d’Ophuls, voire au réalisme poétique français. Les numéros s’intègrent parfaitement à l’histoire, un peu comme le font les films noirs. Guru Dutt est bien dans ce type de cinéma, fortement influencé par le cinéma allemand muet, avec son lyrisme et ses clairs-obscurs incessants.

Le film bascule tout à coup, soit clairement dans le film noir (avec des coups tordus dignes des films de gangsters), soit dans l’épique psychologique des œuvres russes. La démesure des sentiments, de la solitude, de la cruauté des personnages tourmentés à la Dostoievski ou à la Tolstoï (Anna Karénine, forcément). Et à ce moment, le film n’est plus du tout une histoire personnelle : le poète accède à la gloire alors qu’on le pense mort, il revient, découvrant le comportement inhumain de ses anciens amis, de sa famille et de la foule (une scène dans un théâtre fait très cinéma muet). Le récit prend une dimension universelle inattendue en se questionnant sur les bassesses de l’esprit humain, loin de numéros musicaux du début.

Si Guru Dutt arrive à être cohérent et crédible avec un projet aussi ambitieux, c’est que techniquement, c’est savamment maîtrisé. Les techniques ont peut-être vingt ans de retard sur ce qui se faisait ailleurs dans le monde, mais on ne peut pas ne pas penser à certains moments au duo Welles-Toland sur les gros plans, avec ce jeu sur la profondeur de champ et le flou de l’arrière ou au premier plan, isolant le visage de l’environnement qui apparaît flou, scintillant. Les visages ainsi pris en très gros plan apportent une grande force émotionnelle, mais donne aussi une importance systématique au hors-champ. C’est notable dans un certain nombre de scènes où le poète est seul et regarde ce qui se passe autour de lui : on le regarde regarder, puis on voit ce qu’il regarde, et cela plusieurs fois de suite dans une scène musicale chantée ou non. La grande focale des gros plans n’englobant qu’un petit espace, cet espace invisible qui est hors-champ, invisible, est donc à deviner, et c’est autant d’images que le spectateur se fera lui-même pour reconstituer l’espace où se trouve le protagoniste. C’est le contraire de ce que proposaient Welles et Toland avec des plans larges et une grande profondeur de champ où rien n’échappait à la caméra. Guru Dutt, lui, reste centré sur ses personnages.

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Assoiffé Guru Dutt 1957 | Guru Dutt Films Pvt. Ltd

Et l’alternance, il le trouve dans le ton. Des clowns, des fous, des amuseurs, des beaux parleurs. Ce sont autant de voix qui s’ajoutent à la bande-son. Peu importe ce qu’ils disent. Souvent le poète ne les écoute pas. Ça fait un bruit de fond qui donne du relief au ton mélancolique du film, comme pour en accentuer cette première saveur qu’on ne quitte jamais en suivant le poète. Un peu comme si le poète donnait l’harmonie, et qu’autour de lui virevoltaient diverses mélodies.

Bref, du grand art. Une pièce musicale qui lorgne plus vers le film noir que sur Broadway, c’est assez inattendu. Le schéma des rapports entre le poète avec son ancien amour, la prostituée, ses amis, ses frères et le mari de sa belle, c’est clairement un schéma de film noir. Les pièces musicales (et encore plus Bollywood) sont généralement plus axées sur la romance : on se rencontre, on est beau, on s’aime parce qu’on est beaux, « oh ! mon Dieu, mon père s’oppose à notre amour ! quel malheur ! il va falloir lui prouver que notre amour est plus fort que tout ! »… Pas du tout ce registre. À la limite, on est plus dans un mélodrame à la Chaplin (vagabond oblige) avec un Charlot qui se mettrait tout à coup à rêvasser et à chanter ses peines de cœur. Il y a la même dimension tragique à la fin, et le même renoncement. Le poète doit rester vagabond, comme Charlot doit rester Charlot. La beauté épique de la misère…


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