L’Intrus, Claire Denis (2004)

Cadavérique

Note : 1 sur 5.

L’Intrus

Année : 2004

Réalisation : Claire Denis

Avec : Michel Subor, Yekaterina Golubeva, Grégoire Colin, Béatrice Dalle, Bambou, Florence Loiret Caille

Le problème chez Claire Denis, c’est que le récit est tellement éclaté qu’on n’y comprend rien. Pire, on cesse très vite de chercher à y comprendre quelque chose. Les personnages auraient un quelconque charme, l’intrigue reposerait sur une introduction forte ayant donné l’élan et la direction du film, les images proposeraient autre chose qu’un grand vide ennuyeux, on le ferait peut-être encore cet effort, au bout d’une heure. Là, non, ça gonfle très vite, c’est sans charme, c’est creux, ça sonne même prétentieux parce que ça se donne des airs de film intimiste avec une distance forcée comme quand on cherche à reproduire les principes bressonniens de la narration. Mais si Bresson rêvait aussi d’une intrigue, dans l’idéal, dans laquelle on ne raconterait rien, il semblerait que Claire Denis ait pris ça au pied de la lettre et ait choisi de passer le pas la menant, et nous avec elle, vers le gouffre cotonneux espéré de Sonson.

Tout cela ressemble en fait fort à un cadavre exquis monté avec des éléments forcément épars d’une histoire dont on voudrait nous faire croire qu’elle repose sur quelque chose de tangible. Et pour nous le prouver, à la toute fin, on nous précise qu’évidemment, cette histoire est adaptée d’un roman qu’il nous restera plus qu’à nous procurer et à lire pour comprendre le fin mot de l’histoire. Certains cinéastes assurent la prévente de leur film, et peut-être même un peu le service après-vente pour en donner toutes les ficelles. Sauf que là, on nous pond carrément le manuel à lire au bout du chemin, du supplice même. Ce n’est pas un film, c’est deux heures de bande-annonce pour un roman dont on se fout pas mal. Depuis quand on paie la publicité ?

Le plus terrible, enfin plutôt le plus désagréable pour un spectateur, c’est bien que s’il ne capte rien d’un film de Kubrick ou de Tarkovski, il peut toujours reporter son attention sur le décor, les jolies images, la musique, les cadrages savants, les mouvements d’appareils, bref, tout ce qui fait le cinéma, en dehors d’une trame dramatique qui est comme le trognon de pomme bouffé au jardin d’Eden et qui n’a pas pris une ride depuis la nuit des temps : éternel. Claire Denis, elle, elle se fout du cinéma, tout au plus s’intéresse-t-elle au montage, puisque son cinéma ce n’est que ça, un montage de séquences filées avec un élastique électro-quantique, mais surtout, le trognon de pomme dramatique, ce qu’on tient en héritage des vieux Cro-Magnon qui savaient se la raconter et qui reste le cœur de tous les récits, ben elle en fait un carpaccio d’une matière indéfinissable et qui coupée ainsi en petites rondelles, bien présentée, laisse penser que ça pourrait être comestible. Aucune chair, le fruit est mort, tout ridé, oxydé, moisi, ne reste que l’indésirable, mais Claire Denis insiste pour nous le monter et nous le faire avaler en prétendant qu’on saurait y comprendre quelque chose.

Faudrait pas nous faire avaler n’importe quoi.

Au fond, le cinéma de Claire Denis se résume très bien par une réplique. Il y en a peu dans son cinéma. C’est un cinéma d’atmosphère poussive, de musique dissonante, et encore et toujours de montage. Et elle a raison sans doute au moins ici de nous priver de ses talents de dialoguiste et de direction d’acteurs, parce que le peu qu’on en voit, ce n’est peut-être pas du niveau du trognon de pomme découpé en carpaccio mais c’en n’est pas loin. Une réplique dit donc à elle seule tout le cinéma de Claire Denis : « Je te fais un verre d’eau. »

« Je te fais un verre d’eau »… Je t’offre un verre d’eau peut-être (avec l’accent alors) ? Non, je te fais un verre d’eau. C’est français, du moins ça y ressemble un peu, la conjugaison est là comme ces films disposent de séquences et de plans montés, mais il y a comme un truc qui cloche. « Je te fais un café » ? Ah oui, là aussi, ça voudrait dire quelque chose. Mais non. « Je te fais un verre d’eau ». L’intrigante révision de la langue et de ses mystères passés à la hacheuse de Claire pour en faire son précieux carpaccio indigeste. C’est bien un cadavre exquis. On mêle des mots pour faire des phrases comme on aligne des plans en s’imaginant que le spectateur se tapera le boulot de digestion, et à la fin, voilà ! Ça ne veut rien dire, c’est indigeste, mais c’est exquis.

On est bonne poire quand même.

(Quoi que. Pour un dimanche soir, grande salle à la Cinémathèque, et ça n’a jamais été aussi désert. La haute gastronomie ne fait pas recette.)


L’Intrus, Claire Denis 2004 | Ognon Pictures, Arte


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